Zoë June Grant

Auteur : Geoffrey Chautard

 

Jeudi 14 septembre 2023,
l’artiste Zoë June Grant m’invite à la restitution de la résidence qu’elle a menée ces derniers mois à la Réserve des Arts Sud (Marseille).
C’est ma première visite du lieu.
La dernière avant la fermeture définitive de cet espace singulier
— l’occasion était trop belle.
La Réserve des Arts se présente comme un immense hangar qui, comme son nom l’indique, fait office de matériauthèque pour les artistes, tout aussi bien que pour les artisans et les bricoleur·euses.

Ce dont j’ai pris (trop tardivement) conscience grâce à Zoë, c’est que ce lieu, au-delà d’être une réserve de matériaux bon marché, est aussi un lieu de résidences, d’expérimentations d’échanges, de partages, de concerts, de fêtes ; un lieu de vie collectif et collectivisé.

Relégué à la marge du centre-ville et enclavé dans un quartier populaire (Les Crottes, 15ème) en pleine mutation, La Réserve des Arts apparaît comme l’ultime résurgence d’un temps révolu que les “éco-chantiers” environnants finiront bientôt d’engloutir ; le décor de l’exposition est posé.

C’est donc pris dans un contexte très particulier ; accompagné, en musique, avec une bière fraîche, à la tombée de la nuit, au milieu des gravats, entre les grues et les immeubles sans fenêtre qui surplombent la cour, que je découvre le travail de Zoë.

L’installation se déplie verticalement et semble directement faire écho aux bâtis en construction qui s’élèvent tout autour de nous.

— C’est toi Robert Smithson ? (...)

Vue d’exposition © Zoë June Grant

Au milieu des constructions de l’artiste, toutes réalisées sur place à partir de matériaux glânés au fil des semaines dans la Réserve, une pièce semble toutefois se détacher... Elle est plus intime, plus “domestique”.
On y retrouve des matériaux similaires aux autres pièces présentées ; du bois et du métal encaissés, sur lesquels se dépose une fine plaque de verre, transparente, elle-même recouverte de petits objets pareils à d’étranges ossements.

En y regardant de plus près, je m’aperçois qu’il s’agit d’assemblages. Des talons d’escarpins en plastique encollés et encore à l’état de leur sortie d’usine — bruts.
Les dimensions et la forme du dispositif sur lesquels ils reposent s’apparentent à un sommier que laisse entrevoir le cadre du lit.
À moins qu’il ne s’agisse de découvertes effectuées sur un site de fouilles archéologiques ?
Peut-être le présentoir de la vitrine d’un curieux magasin de chaussures ? (...) Le titre (provisoire) de l’œuvre est Home-Homme. À l’image de l’installation qu’il désigne, il se décompose en plusieurs strates de lecture :

Home-Homme ©Zoë June Grant

— C’est un peu comme si Donald Judd et Robert Smithson se rencontraient par hasard, sur le parking en chantier pour cause de fouilles archéologiques, d’un magasin IKEA du sud de la France, et qu’ils échangeaient sur les stéréotypes de genre que véhicule la publicité dans la société...

Toutes les hypothèses émises plus tôt, se rejoignent et se recoupent. Elles se complètent et détiennent chacune une part de vérité quant aux multiples sens que l’œuvre peut abriter.

C’est en feuilletant des magazines de décoration d’intérieur que Zoë remarque une récurrence dans la mise en scène des photos de la rubrique “chambre à coucher” ; la présence de talons hauts, de talons aiguilles ou encore d’escarpins déposés au pied du lit nonchalamment.

Tout est propre, parfait — harmonieux.

Le corps est absent, ou plutôt subtilement suggéré, de sorte à laisser de la place pour celui de la lectrice, la potentielle consommatrice attendant d’être délicatement cueillie par d’habiles stratégies marketing mises en œuvre pour la pousser à l’achat (compulsif).
S’il est vrai que le diable se cache dans les détails, ici, il a aussi bon goût de le faire habillé en Prada.

Home-homme reprend par ailleurs le design minimaliste insufflé par des artistes américains au début des années 1980.
Des décennies plus tard, l’austérité de cette esthétique continue d’occuper une place de choix dans la presse spécialisée.

Home-Homme ©Zoë June Grant

L’œuvre se veut en être un fac-similé digéré et détourné par l’artiste. En somme : Un Jonald Dudd.

Le détournement est un retournement.
Un paradoxe — une luxurieuse précarité.
Là où habituellement, le mobilier de luxe, c’est-à-dire portant un nom et un prénom, est réservé à une caste de privilégié·es, celui-ci est composé exclusivement à partir de chutes, de rebuts, de restes ; de “déchets”.
Il n’en demeure pas moins précieux.
Après tout, il est unique.
Assemblé à la main, qui plus est par une artiste... Ne peut-on pas ici parler d’un authentique Zoë June Grant ?
Si la restitution de Zoë m’a autant touché, c’est parce-qu’au moment de la voir, je savais pertinemment que ce serait la dernière fois.
Qu’une fois la soirée achevée, celle-ci serait démontée et restituée à la Réserve dans laquelle l’artiste avait pioché.
— c’était maintenant ou jamais.

Vue d’exposition ©Zoë June Grant

Son travail, comme celui de beaucoup d’autres artistes, s’inscrit dans une économie de moyens.

C’est fragile, c’est puissant.

C’est habile, c’est touchant.

  • Pas de budget.

  • Pas d’atelier.

  • Pas d’espace de stockage.

  • Pas d’outils.

  • Pas de matériel.

Pas de problème.

On fera avec, on fera sans, on fera.

On verra.

Ma bière est tiède.